Merci à Bertrand Sirven pour le texte, les photos et la vidéo.
À Minorque, joyau des Baléares, une tradition équestre séculaire éblouit chaque année de nombreux curieux et fait la fierté des insulaires : lors des fêtes patronales, le jaleo, nom donné à ce folklore festif et populaire, met en scène l’étalon, le cavalier et la foule dans une danse à la fois hypnotisante et périlleuse, tendre et tempétueuse. Durant le jaleo, les cavaliers, appelés caixers, font danser leurs chevaux sur les postérieurs, entourés d’une foule de gens de tous âges. Les chevaux guinchent et se cabrent au rythme d’une musique répétitive spécifique. C’est un spectacle extraordinaire, dans tous les sens du terme, et unique au monde.
Au long cours du torpide été minorquin, les fins de semaine sont rythmées par les fêtes patronales, pendant lesquelles chaque village célèbre son Saint en son sein. Le calendrier débute à la fin du mois de juin par les fêtes de Sant Joan de Ciutadella, aussi peuplées que populaires, et de renommée mondiale. Il se termine à la mi-septembre avec la fête de Sant Nicolau d’Es Mercadal. Nous retiendrons aussi les fêtes de Sant Llorenç d’Alaior, celles de la Mare de Déu de Gràcia de Mahón, de Sant Antoni de Fornells, etc. Comme les fêtes de villages de la France de notre enfance, on retrouve un clocher, des maisons sages, mais aussi des orchestres, des manèges, des attractions, des agapes, mais le point culminant, le climax, la cerise sur l’ensaimada* n’est autre que le jaleo.
En castillan, jaleo peut se traduire par « boucan », « grabuge » ou encore « tumulte ». De même, l’expression ¡qué jaleo! signifie « quelle pagaille! », et il est vrai que sans essayer d’en savoir un peu plus sur cet étrange folklore, on pourrait effectivement se demander ce que c’est que cette pagaille, où des chevaux se cabrent au milieu d’une foule en délire. Où d’intrépides individus, peu ou prou pubères, tentent de maintenir en l’air des canassons de plus de dix fois leur poids. Où un orchestre joue en boucle le même thème musical pendant des heures et met en transe autant les représentants hominiens qu’équidés. Où se mêlent chaleur humaine et effluves animales, à moins que cela ne soit l’inverse… Sont-ils fous ces Minorquins par Toutatis?
Histoire et territoire
Les fêtes de Minorque puisent leurs origines dans la division ecclésiastique de l’île par Jacques II (Jaume II) de Majorque, en 1301. À chaque localité furent attribuées des terres, une paroisse et une obrería (une confrérie d’ouvriers) qui était en charge de l’entretien des bâtiments et des travaux courants. Chaque année, ils étaient aussi responsables des actes protocolaires en l’honneur du saint patron du village et de la collecte de l’aumône. Les caixers (littéralement : ceux qui tenaient la caisse) et les fêtes patronales étaient nés! À la lumières des documents dont on dispose, la présence des chevaux pendant les fêtes remonte au moins à 1704 à Ferreries. Mais pourquoi les faire cabrer? Il faut savoir que jadis, le cheval était un outil de travail agricole et passait son temps dans la quiétude des fincas (fermes) ou des champs. Par conséquent, quand il se retrouvait en pleine fiesta du village, au milieu d’une foule en liesse, au son puissant d’une musique (du bruit pour l’oreille animale), il se sentait terrifié… et que fait un cheval apeuré? Il se cabre pardi! Aujourd’hui, des étalons spécialement entraînés pour l’exercice ont supplanté les pétochards d’antan.
Étalage d’étalons
Il en est un qui représente un mythe vivant sur l’île, c’est le cheval de pure race minorquine, car même si les autres robes et engeances sont tolérées lors des festivités, le roi est, à nulle autre pareil, le cheval minorquin, reconnaissable à sa belle robe d’ébène. Mais on ne parle pas de reines car seuls les étalons sont invités à battre le pavé des villages et participer au jaleo.
À ce propos, si initialement, par tradition, le jaleo était réservé aux hommes (lourde histoire patriarcale oblige !), les juntes de cavaliers se sont ouvertes aux cavalières dans les années 1970. Belle initiative !
L’origine du cheval de pure race minorquine remonte également au temps de Jaume II, décidément d’illustre mémoire, lorsqu’il prit l’initiative de constituer une cavalerie pour défendre l’île et qu’il voulut un destrier adapté à son relief accidenté. In fine, le patrimoine génétique du cheval minorquin provient de plusieurs races et croisements : petits chevaux noirs originels de l’île, genet d’Espagne, pur-sang arabe, barbe, pur-sang anglais, etc.
Protocoles et alcool
Si l’on excepte les fêtes de Ciutadella, où le cérémonial et les conventions sont bien plus stricts et complexes, le reste de l’île s’accorde sur les protocoles. Une armée de caixers (des cavaliers originaires du village) déambule dans les rues, affublés du costume du juste et montés sur des chevaux ornés de leur plus bel apparat. Nommés tous les deux ans par le maire, les caixers représentent les différentes classes sociales de l’époque médiévale : ainsi le caixer capellà représente l’église, le caixer batle la municipalité, le caixer fadrí, obligatoirement célibataire, porte l’étendard, le caixer casat, qui doit être marié, représente les artisans, et le caixer pagès symbolise les paysans, ainsi que tous les autres cavaliers et écuyers. Tout ce beau monde étant guidé par le fabioler, personnage singulier et cocasse, enfourchant un âne, et qui jouit d’un souffle à faire pâlir un marathonien car il joue en permanence une mélodie à la flûte et au tambour !
Après quelques pérégrinations et démarches dans le village (vente de cartes à l’effigie des fêtes, visite aux aînés, etc.), la fête commence véritablement vers cinq heures de l’après-midi du samedi par le carillonnement des cloches, l’afflux massif des estivants et des îliens, et le début du replec (rappel), rassemblant la cavalcade pour assister à la messe, puis pour se diriger vers la place sur laquelle se tient le premier des deux jaleos. Là, les cavaliers fendent la foule, vont saluer les officiels et entament le jaleo.
Ce dernier se résume en une succession désordonnée de deux figures : le mouvement minorquin, une sorte de « huit » qui permet d’éloigner un peu la foule et ainsi laisser un peu de place au cheval pour qu’il exécute la deuxième figure : le bôt (cabré). Le but étant, pour certains participants, de maintenir l’étalon en l’air le plus longtemps possible, en posant leurs mains sous le poitrail. Il en résulte une sorte de danse langoureuse pour laquelle on se demande parfois comment elle n’entraîne pratiquement pas de blessés, surtout quand on voit le nombre d’hectolitres de pomada écoulés pour l’occasion…. Pour les profanes, la pomada n’a rien avoir avec un quelconque onguent médicinal, il s’agit ici de l’élixir local, concocté à base de gin autochtone et de citron.
Amateur ou pas de la plus belle conquête de l’homme, on ne peut qu’être fasciné par ces fêtes, leur ambiance bon enfant, la joie partagée, le mélange des générations et le spectacle du jaleo, un moment unique, à la fois stupéfiant et terrifiant, majestueux et primaire, mais tellement insolite et authentique! En revanche, prenez garde si vous souhaitez vous aventurer au milieu du jaleo, vous pourriez vous retrouver les quatre fers en l’air !
*ensaimada: célèbre gâteau des Baléares